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De Ecole normale de l'an III
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Prosopographie des élèves nommés à l'école normale de l'an III

Stéphane Baciocchi & Dominique Julia

Circulaire Dupuy V2.jpg
Pourquoi établir un dictionnaire prosopographique des élèves nommés à l'école normale de l'an III ? Cette annexe numérique au volume 5 de l'École normale de l'an III[1] naît tout à la fois d’une déception et d’une inquiétude. La déception vient des quelques pages impressionnistes que Paul Dupuy a consacrées aux élèves dans son ouvrage de 1895[2]. Or, Paul Dupuy avait bénéficié du concours de quarante-sept directeurs de services d’archives départementales, de celui de huit collègues, deux érudits provinciaux et quatre descendants de normaliens de l’an III : il avait en effet lancé, par une lettre-circulaire que nous reproduisons ci-dessus, une enquête qui lui avait ainsi permis de collecter 212 arrêtés de nomination concernant environ 250 élèves.  Il ne fournit cependant aucune liste de noms et certains de ses correspondants ont pu être blessés de voir le travail patient qu’ils avaient effectué réduit à si peu de chose dans l’ouvrage du secrétaire général de l’École. L’archiviste du Tarn, Charles Portal, fait ainsi paraître, dès 1895, dans la Revue historique, scientifique et littéraire du département du Tarn, la liste, par districts, des élèves issus du Tarn envoyés à l’École normale de l’an III, liste qu’il a adressée à Paul Dupuy. Il ajoute : « M. Dupuy se proposait sans doute de donner la liste aussi complète que possible des jeunes gens envoyés à Paris en frimaire an III. C’est probablement parce que ces renseignements ne lui sont pas tous parvenus à temps qu’il a dû en ajourner la publication »[3]. Quant à l’inquiétude, elle demeure liée au fait que les archives de Paul Dupuy ont été perdues : quand nous nous sommes interrogés sur le lieu où elles pouvaient être conservées, notre quête a été vaine. Les papiers Paul Dupuy qui figurent aujourd’hui dans la série 61 AJ ne concernent que sa gestion de l’École normale et l’on y chercherait vainement tant les réponses des archivistes à son enquête sur les normaliens de l’an III, que les lettres de normaliens durant la guerre 1914-1918, dont il avait constitué un corpus dans le souci d’écrire un monument à la mémoire de leur sacrifice. L’enquête sur les normaliens a donc dû repartir de zéro et nous souhaitons que le travail considérable qu’elle a requis de multiples collaborateurs ne soit pas, cette fois, définitivement perdu, mais serve la communauté scientifique.


Entre l’enquête de Paul Dupuy et la nôtre, il n’y a pas seulement une différence de degré, mais aussi une différence de nature. Paul Dupuy s’adressait en priorité aux directeurs des services d’archives départementales par la voie postale, et le taux de réponses qu’il a obtenu, si l’on suppose qu’il a adressé sa circulaire dans tous les départements, n’est pas négligeable puisque il dépasse 50%. Il ne pouvait guère procéder autrement, sauf à se déplacer lui-même : dans les années 1890 du XIXe siècle, les séries « révolutionnaires » des archives n’étaient pas, le plus souvent, encore classées, et l’envoi de « missionnaires » même compétents eût été voué à l’échec. Envoyant au Ministre de l’instruction publique un rapport sur la situation des archives nationales, départementales et communales en 1889, le directeur des Archives notait que pendant plus de trente ans, de 1841 à 1874, les papiers révolutionnaires avaient été «  longtemps négligés dans les préfectures » et il s’en félicitait :

Si cette partie de nos archives avait été facile à atteindre, plus d’un intéressé aurait sans doute essayé de faire disparaître des pièces jugées compromettantes. Des tentatives faites, malgré les obstacles, ont prouvé que ce péril n’était point imaginaire ; nos archives n’ont point échappé au mal, mais, en somme, il a été fort réduit.[4].

            Cette remarque, étonnante à première vue, rappelle à quel point les archives révolutionnaires ont été longtemps « sensibles » et l’hypothèse est plus explicitement reprise par l’archiviste de l’Indre-et-Loire qui parle, lui, s’agissant de son dépôt, « de pertes assez nombreuses et probablement intéressées sous le Premier Empire et la Restauration. Aucun témoignage authentique ne permet de l’affirmer, mais le nombre relativement peu considérable des liasses, la rareté des documents concernant les Comités de surveillance et les sociétés populaires, enfin plusieurs autres lacunes paraissent confirmer la tradition existant sur ce point »[5].  Rendant compte d’un voyage d’exploration dans les archives du Sud-Ouest de la France en 1888, Alphonse Aulard indique, à propos des archives départementales du Gers que celles-ci ont acquis en 1869, le registre des délibérations de la Société populaire d’Auch (frimaire an II-vendémiaire an III) d’un propriétaire habitant la commune de Carbonne (Haute-Garonne) et ajoute : « Des particuliers en avaient offert pareille somme pour le détruire »[6]. Il porte en même temps un jugement sévère sur l’état du classement de la série L :

Constatons d’abord que les pièces ne sont classées et inventoriées que dans deux ou trois départements sur dix. Dans les sept autres, tout ce qui n’est pas registre ou cahier est réuni en liasses sans ordre, à rendre les recherches impossibles, ou encore l’archiviste n’a même pas pris soin de former ces liasses. […] En fait je n’ai presque nulle part vu ces registres des districts dans un ordre conforme à la réalité historique[7].

Dès le 11 novembre 1874, le général Chabaud La Tour, ministre de l’Intérieur, avait pourtant envoyé aux préfets des Instructions pour le classement des séries L et Q des archives départementales[8]: près de quinze ans plus tard, elles ne semblent guère avoir été mises en œuvre et les instruments de travail manquent. Il convient donc de replacer l’enquête de Paul Dupuy dans le contexte précis où elle se déroule : à sa date (septembre 1894), le secrétaire de l’École normale supérieure ne pouvait avoir d’autres correspondants que les directeurs d’archives et les renseignements obtenus demeuraient forcément succincts : les résultats recueillis par Paul Dupuy n’en sont que  plus précieux puisque, pour 215 élèves, il avait même obtenu des indications sur leur statut[9]. Même si aujourd’hui, nous sommes en mesure de critiquer ces résultats, soumis à d’innombrables biais, ils n’en constituaient pas moins une avancée dans la connaissance du public de l’amphithéâtre du Muséum.

            Ces constats, la conjoncture de recherche et de publication d’instruments de travail liée au premier centenaire de la Révolution et  impulsée notamment par la Commission d’histoire de la Révolution française créée à l’initiative de Jaurès en 1903[10] ont très certainement accéléré la mise en œuvre d’inventaires et de répertoires des séries d’archives de la période révolutionnaire. Le 4 août 1903, le ministre de l’Instruction publique, Joseph Chaumié, saisi d’un vœu émis par la Commission supérieure des archives, adressait aux préfets des instructions sur la publication d’un état sommaire de la série L des archives départementales, reprenant le plan de classement fixé par les instructions de 1874, en vue d’un projet d’ouvrage couvrant l’ensemble du territoire français. La date limite de remise des états sommaires était fixée au 1er mai 1904 « afin de laisser à tous le plus de temps possible pour remplir le programme tracé »[11]. L’initiative débouche dès 1907-1908 sur la publication, en deux volumes d’un État sommaire des papiers de la période révolutionnaire conservés dans les archives départementales, qui a été, pour des générations d’historiens un guide absolument essentiel, en l’absence d’instruments de travail plus développés. L’avant-propos reconnaît pudiquement que, « sollicités par d’autres besognes, nombre d’archivistes n’avaient pu jusqu’alors s’occuper d’organiser la série L sur la base de la circulaire de 1874 ; et ils s’étaient contentés d’en esquisser les grandes divisions ou de maintenir les documents dans l’état où l’administration préfectorale les avait reçus »[12]. Toutefois, lorsqu’on examine la date de rédaction des inventaires ou répertoires de la série L (qui, souvent, sont seulement  partiels), on s’aperçoit que près de 40% d’entre eux ont été dactylographiés ou publiés entre 1890 et 1917, signe manifeste d’un investissement important de la corporation des archivistes sur la période révolutionnaire dans les décennies qui précèdent la guerre de 1914-1918[13].

Avouons à sa décharge que la tâche n’était pas simple. Décrivant les avatars du classement de la série L de la Drôme, déclassée et reclassée plusieurs fois, l’archiviste Jacques de Font-Réaulx faisait, avec une pointe d’ironie, une remarque de portée plus générale :

Il survient ce qui arrive presque fatalement pour des archives entassées sans ordre apparent et confiées à un archiviste inexpérimenté et zélé. Faute de saisir les idées directrices qui, dans les bureaux, ont organisé les dossiers versés sans titre apparent, il cherche à trouver en ceux-ci ses cadres habituels ; et ne les y découvrant point, il conclut au désordre absolu et reclasse. Si par surcroît plusieurs archivistes se succèdent, d’esprit différent, d’accord toutefois sur le souci restreint ou nul des fonds, ou les discernant mal, si les méthodes et instructions changent, alors le “classement” ne peut qu’achever la dispersion[14].

Comme le lecteur pourra le constater, les résultats auxquels nous sommes parvenus sont inégaux suivant les districts.
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La carte de travail ci-contre permet de voir d’un coup d’œil les districts pour lesquels la documentation provenant des délibérations des directoires ou des conseils a pu être réunie. Rappelons qu’aucune liste centrale des élèves n’existe et que le public rassemblé à Paris est la résultante de plus de cinq cent cinquante décisions indépendantes les unes des autres : il fallait donc aller chercher les nominations là où elles se trouvaient. Cette décentralisation de l’enquête a permis de repérer deux types majeurs de lacunes : le premier est dû aux destructions d’archives : l’embrasement de l’hôtel de la préfecture à Foix, a détruit dans la nuit du 28 au 29 octobre 1803 les archives de l’Ariège qui y étaient abritées ;  le dépôt des archives départementales des Deux-Sèvres a brûlé en 1805, tout comme l’hôtel de la préfecture des Hautes Pyrénées à Tarbes le 3 décembre 1808 ; en 1814, à Muret, les troupes anglaises de Wellington « ont fait litière ou allumé des feux de bivouac avec les dossiers des anciens districts de Muret et de Rieux qui garnissaient les archives de la sous-préfecture »[15] ;  les archives de la ville de Paris ont été incendiées le 24 mai 1871 lors des combats de la semaine sanglante,  opposant la Commune aux troupes versaillaises ; le 20 mai 1887, l’hôtel de la Préfecture de la Lozère à Mende était, lui aussi,  détruit par un incendie. Ajoutons qu’entre l’enquête de Paul Dupuy et la nôtre, d’autres pertes ont eu lieu : le 21 novembre 1908, un incendie ravageait à Pau l’hôtel de la préfecture des Basses-Pyrénées et consumait les fonds révolutionnaires qui y étaient conservés. Surtout  les bombardements des deux guerres mondiales ont apporté leur lot de destructions : celui du 6 juillet 1915, à Arras, a anéanti près de 800 liasses de la série L des archives départementales du Pas-de-Calais ; le dépôt des Archives départementales des Ardennes en mai 1940, celui du Loiret en juin 1940, celui de la Manche le 6 juin 1944 ont, eux aussi été rasés. Même si la bibliographie permet parfois de combler partiellement ces lacunes, l’information dont nous disposons reste trouée de vides. Le second type de lacunes est lié au mode de fonctionnement de l’administration des districts. Certains d’entre eux avaient décidé de classer thématiquement leurs délibérations : du même coup, les décisions concernant les nominations à l’École normale échappant à ces catégories prédéfinies ont pu ne pas être reportées : ainsi en va-t-il pour le département de l’Aisne où nos dépouillements ont été décevants. Par delà ces lacunes que nous pourrions qualifier de structurelles, l’inégale distribution des informations selon les notices est lié à la fois à l’inégale richesse de la bibliographie et à l’inégal accès que nous pouvions avoir aux sources primaires (ainsi  registres paroissiaux et registres d’état civil ne sont pas encore en ligne dans tous les départements). Il était exclu, dans le cadre d’une enquête nationale que nous puissions nous livrer à une enquête poussée sur chaque normalien, qui aurait requis le recours aux archives communales ou notariales. Nous partions, en règle générale, d’un patronyme, parfois associé à un prénom (mais pas toujours) et nous entreprenions de reconstituer une trajectoire depuis la naissance sous l’Ancien Régime jusqu’à la mort de l’ancien élève. En dépit de nos efforts, certains élèves sont demeurés de parfaits inconnus : soit que leur patronyme, trop commun dans le lieu où ils sont nés, interdise une identification rapide à peine de faire des confusions dommageables, soit que ces élèves, repliés dans leurs familles en l’an II, aient pris le parti d’y rester sans bruit et sans reprendre une carrière, soit qu’ils aient décidé d’oblitérer leur passé en ne mentionnant plus jamais cette part de leur vie qui a précédé la Révolution (Bessejon) et en recommençant leur parcours de zéro, le cas extrême (mais rarissime, heureusement !) étant celui d’un changement d’identité (Roy-Rochepont). En dehors de son parcours révolutionnaire, nous ne savons pas grand chose de la trajectoire du « sans-culotte Blavette » (c’est ainsi qu’il aime à s’auto-définir, ce qui nous prive de son prénom), administrateur du district de Calais-sur-Anille (ex-Saint-Calais, Sarthe) qui envoyait une adresse à la Convention le 28 ventôse an II à la gloire de la « Sainte Montagne », sauf qu’il a une  maîtrise certaine de la rhétorique et qu’il sait faire des compte-rendus d’observations (ainsi ses témoignages sur les combats féroces entre troupes républicaines et Vendéens qui ensanglantent Le Mans en décembre 1793). Le défaut d’information peut donc provenir d’un clivage délibéré, dès l’origine, de celle-ci : certains normaliens ont pu souhaiter que personne ne vienne fouiller les traces d’un  passé révolutionnaire  qui devenait pesant ou encombrant et il n’y a nul hasard à ce que tant d’archives de sociétés populaires aient disparu.

Nous partons de 590 arrêtés de nomination datés, auxquels s’ajoutent 76 autres dont nous ne connaissons pas la date précise, et les actes de candidature (29)  : nous disposons de ce fait d’une base documentaire plus que  triple de celle de 1895. S’agissant du nombre des élèves, nous connaissons les patronymes de 1457 élèves nommés soit par arrêtés de nomination datés (1215) ou non datés (134), soit par actes de candidature (94) ou d’autres voies (14), ce qui ne veut évidemment pas dire que tous sont arrivés à Paris, étant donné les désistements, démissions, abandons en cours de route. Nous tablons donc, dès le départ, sur une information au moins septuple de celle de Paul Dupuy. Nous avons délibérément choisi de prendre en compte dans l’analyse les élèves qui ne sont pas venus (quelle que soit la raison de leur absence), refusant par principe ce qui aurait pu apparaître comme une histoire « légitimiste » de l’institution (les « élus » versus les « refusés » ou les démis  ou démissionnaires). Ce choix (qui augmente de plus d’un tiers la population étudiée) nous est  apparu absolument nécessaire dès lors que la période analysée était troublée et parce qu’il balaie l’ensemble du spectre social du recrutement : il nous a permis en tout cas de repérer la géographie des refus ou des démissions qui, sur le plan politique, n’est pas sans intérêt. Par ailleurs, il nous est apparu indispensable de retracer la situation de l’élève nommé au moment de sa nomination et son parcours immédiatement antérieur : les positions peuvent être éminemment variables, tant en raison des engagements politiques de l’élève que de leur passé presbytéral à un moment où l’Église constitutionnelle n’existe plus : des districts ont nommé des élèves qui résident déjà à Paris où ils ont décidé de s’installer momentanément ou durablement pour éviter  le déclenchement de règlements de comptes locaux, prévisibles après Thermidor ; à l’inverse, certains districts ont pu trouver des ressources inattendues chez d’ex-prêtres venus se réfugier dans leurs familles, mais qui n’ont eu avec l’administration que des relations très distantes puisque leur carrière se déroulait hors du district qui les a nommés : c’est souvent le cas d’ex-membres de congrégations religieuses. Dans les deux cas, les intéressés se sont éloignés des scènes locales dont ils ont été d’actifs protagonistes.

            Tel quel, et avec ses défauts, ce dictionnaire est, en tous cas, le premier à établir une prosopographie des normaliens en tentant de croiser entre elles le maximum de sources disponibles. Par rapport à l’enquête de Paul Dupuy, le niveau de l’information a également changé de nature : ce ne sont plus seulement les arrêtés de nomination qui fournissent les renseignements sur les normaliens ou les candidats-normaliens, mais les signatures sur les pétitions collectives (929 signatures, 803 patronymes uniques), les interventions dans les débats, mentionnées par le Journal sténographique (n=134), la correspondance avec le Comité d’instruction publique (n=86). Ce sont donc, au total, plus de 1770 occurrences de patronymes qui ont été engrangées. Mais l’enrichissement n’est pas purement quantitatif. Il est aussi qualitatif. D’une part, Paul Dupuy avait tenté de relier le profil social des élèves au mode de recrutement de ceux-ci : là où les districts avaient fait appel aux communes et aux sociétés populaires, prédominerait le choix d’instituteurs primaires ; là où les districts se seraient contentés de d’ouvrir des registres d’inscription ou d’organiser des concours, prêtres et professeurs l’auraient emporté ; enfin ; dans les districts où les administrateurs ont directement procédé aux nominations, ce sont les fonctionnaires et les employés de l’administration qui auraient eu la préférence, mais cette catégorie était pour lui, plutôt résiduelle. Cette typologie, qui avait le mérite d’être simple et carrée, ne s’est toutefois pas vérifiée : les arrêtés de nomination pris au niveau des districts, sans complément d’enquête, sont généralement très laconiques et ne renseignent guère ni sur les mécanismes par lesquels les administrateurs se sont informés, ni sur l’identité des élèves recrutés ; soulignons aussi qu’en réalité, les procédures de recrutement, lorsqu’elles sont explicitées, ont été beaucoup plus diversifiées que ne l’explique Paul Dupuy. D’autre part et surtout, le croisement des sources modifie le regard que nous pouvons porter sur les désignations professionnelles des élèves: Paul Dupuy, par exemple, dénombrait 35% d’élèves « instituteurs primaires » : une analyse plus serrée nous a renvoyé à la polysémie du terme sous la Révolution, qui peut désigner aussi bien des enseignants du lire-écrire-compter que des professeurs ; du même coup, cette catégorie a considérablement été dégrossie. A l’inverse, le secrétaire général de L’École ne dénombrait que trente prêtres, même s’il admettait que parmi les soixante professeurs qu’il avait pu décompter, il y avait sans doute des prêtres dont il ne donnait pas la proportion. En réalité, au moment de leur nomination, les candidats ex-prêtres n’avaient rigoureusement aucun intérêt à faire état de leurs anciennes fonctions ecclésiastiques (pas plus que les administrations elles-mêmes) et c’est la raison pour laquelle les taux repérés (14%) sont aussi bas. Il fallait donc absolument s’extraire du point de départ institutionnel de l’enquête (ici, pour l’essentiel,  les délibérations des directoires de districts) pour reconstituer, à propos de chaque patronyme donné par la (les) source (s) initiale (s), la trajectoire de l’individu concerné, et particulièrement celle qui concernait la période révolutionnaire. C’est ici que le classement en catégories se complexifie : dans les années troublées de la Révolution, il n’est plus possible de raisonner en termes exclusifs, comme si l’appartenance à l’une des catégories professionnelles ou politiques excluait une relation forte à toutes les autres. Un même élève a pu être successivement vicaire de paroisse, professeur, administrateur de district ou de municipalité ; il a pu aussi concomitamment être en l’an II abdicataire de ses fonctions sacerdotales, membre d’une société populaire ou d’un comité de surveillance, « instituteur » et occuper un poste administratif : dans quel groupe doit-on classer Pierre Fontanier prêtre et professeur au collège de Saint-Flour, vicaire épiscopal constitutionnel marié à la cathédrale de cette ville, secrétaire puis président de la société populaire, membre du Comité de surveillance de Saint-Flour et « apôtre de la raison » dans le canton de Pierrefort sous l’autorité du représentant du peuple Châteauneuf-Randon ? Reconnaissons simplement que les catégories ne sont plus étanches les unes entre les autres et que l’échelon administratif du district a pu justement être le creuset des reconversions professionnelles que nous voyons se déployer dans un laps de temps très court, permettant à d’ex-prêtres, pensionnés ecclésiastiques,  d’entrer dans des emplois administratifs. Ces constats ne nous amènent pas à refuser tout classement mais à adopter des catégories composées qui prennent en compte cette pluri-activité des élèves.

            Le croisement systématique des sources primaires de l’enquête (arrêtés de nomination, journal sténographique, correspondance du Comité) avec d’autres séries de sources nominatives a ouvert la voie à la reconstitution de parcours, tant à propos de l’expérience révolutionnaire des élèves (serment constitutionnel et abdication pour les clercs, appartenance aux sociétés populaires et/ou aux comités de surveillance,  entrée dans l’administration, professorat dans les écoles centrales) que sur leur trajectoire d’Ancien Régime (entrée dans le clergé séculier ou dans de grandes congrégations religieuses enseignantes comme les bénédictins, les doctrinaires ou les oratoriens, professorat dans les collèges) et leur carrière postérieure (réconciliation avec l’Église après le Concordat au moment de la légation du cardinal Caprara, postes successifs occupés dans l’université napoléonienne, essentiellement d’après l’Almanach de l’université impériale de 1812 et les dossiers de retraite). Cette seule mise en place des notices biographiques a fait apparaître des différences de générations et de professionnalisation : les élèves qui ont autour de 25 ans en 1795 ont connu une trajectoire déviée par les événements, l’exemple le plus emblématique étant celui de Joseph Fourier, novice à l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire, qui, à la suite de la suspension des vœux monastiques, le 28 octobre 1789, ne fait pas sa profession. Il y a donc des normaliens dont la jeunesse tout entière est prise à l’intérieur du bouleversement révolutionnaire, d’autres qui traversent tous les régimes de l’ancienne monarchie jusqu’à la Restauration, voire la Monarchie de Juillet. La prosopographie est ainsi un outil pour mesurer discontinuités induites par les événements et continuités, plus souterraines parfois, mais non moins présentes : il suffit de songer au parcours de Jean-Philibert Dessaignes, ancien oratorien, à Vendôme ou à celui de Raymond-Dominique Ferlus, ancien doctrinaire et secrétaire de Lakanal, qui rejoint, après avoir été garde des collections de L’École normale, son frère François, ancien bénédictin, au pensionnat de Sorèze (Tarn),  dont il sera expulsé en mars 1824 par Mgr Frayssinous en raison des opinions libérales professées dans l’établissement.

            Les notices biographiques de ce dictionnaire ne suivent pas l’ordre chronologique de la vie de chaque individu de sa naissance à sa mort. Elles sont divisées en quatre parties. Après les données d’état-civil (quand celles-ci sont connues), vient immédiatement l’analyse de l’expérience « révolutionnaire », du normalien précédant sa nomination, car elle permet d’éclairer le choix qui a été fait ; dans un second temps, il est fait retour sur le parcours antérieur du normalien ; la dernière partie évoque la trajectoire du normalien après l’Ecole et les différents  postes qu’il a occupés. Comme toujours dans ce type de répertoire, ce sont les carrières publiques qui se trouvent privilégiées de fait, en dépit des efforts de l’historien pour venir à bout des obstacles. Dès lors que l’ancien élève appartient au monde de l’entreprise privée (même d’enseignement), les séries des archives publiques sont avares de renseignements : c’est vraisemblablement du côté des archives notariales que l’enquête pourrait s’enrichir en ce qui concerne les membres des professions libérales, les négociants, les industriels ou les propriétaires-cultivateurs qui n’ont pas laissé de traces. Le choix de rédiger entièrement les notices biographiques s’imposait dès lors que nous désirions laisser parler les normaliens à la première personne à partir des correspondances que nous avions retrouvées.

            Un dictionnaire prosopographique n’est, en réalité, jamais achevé. Ceux qui l’ont construit décident arbitrairement de l’arrêter à un moment du temps, instant t. Les informations recueillies offrent la possibilité de présenter des hypothèses qui nous semblent suffisamment solides. La progression de la numérisation d’une part, les avancées de l’historiographie d’autre part enrichiront sans nul doute dans le futur les renseignements ici rassemblés. D’ores et déjà, cependant, ils constituent un instrument de travail, que nous croyons utile de fournir à la communauté scientifique.


Notes et références

  1. D. Julia. (dir.), École normale de l’an III, vol. 5, Une institution révolutionnaire et ses élèves. Introduction historique à l’édition des Leçons, Paris, éditions Rue d’Ulm, septembre 2016, 656 p.
  2. Paul Dupuy, L’École normale de l’an III dans Le centenaire de l’École normale 1795-1895, Paris, Hachette, 1895, p. 112-135.
  3. Ch. Portal, recension du livre de Paul Dupuy dans la rubrique Bibliographie, Revue historique, scientifique et littéraire du département du Tarn, deuxième série, quatrième année, 1895, p. 252-253.
  4. Gustave Servois, Rapport au Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts sur la situation des archives nationales, départementales et communales pendant l’année 1889, Lille, 1890, p. 6. Il n’est pas sûr toutefois que l’état de non-classement ait été aussi bénéfique à la série L que le pense le directeur des Archives nationales : on apprend dans l’Etat sommaire des papiers… (cité à la note suivante) que dans l’Isère, «  des collections importantes, telles que les délibérations des comités de surveillance ont été décimées et vendues comme papiers inutiles (t. I, col 883) et que dans celles du Lot-et-Garonne « trois ventes successives en 1833, 1842, 1845, firent détruire ou disperser plus de 800 liasses » (t. II, col. 50), sans compter les vicissitudes qu’ont connu les locaux, surtout quand les archives des anciens districts étaient demeurées dans les sous-préfectures…
  5. État sommaire des papiers de la période révolutionnaire conservés dans les archives départementales, t. I, Ain-Loire-Inférieure, Paris, 1907 ; t. II, Loiret-Yonne, Paris, 1908, (citation, t. I, col. 859). Les volumes indiquent un état de fait à la date du 31 décembre 1906. Dans ces mêmes volumes, l’archiviste de l’Eure parle « d’importantes mutilations » pratiquées dans le deuxième quart du XIXe siècle, concernant les comités de surveillance des communes des districts de Bernay, Louviers et Verneuil (t. I, col. 611-612) et celui du Rhône évoque « des lacérations et détournements » d’archives « commis sous le Premier Empire et la Restauration » (t. II, col. 725-726). On retrouve des constatations tout à fait similaires dans la préface de l’Inventaire sommaire de la série L des archives départementales de l’Yonne publié par Charles Porée en 1911 (p. XIII-XV).
  6. F.-A. Aulard, Les archives révolutionnaires du Sud-Ouest Landes, Basses et Hautes –Pyrénées, Gers, Haute-Garonne, Tarn, Lot, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne, Gironde, Paris, Charavay, 1888, p. 26.
  7. Ibid., p. 6-9.
  8. Voir, Bibliothèque de L’École des Chartes, t. 35, 1874, p. 618-625.
  9. Paul Dupuy dénombre 75 instituteurs primaires (35%), 60 professeurs de collèges en disponibilité (28%), 50 fonctionnaires et employés de l’administration (23%), 30 prêtres (14%).
  10. Christine Peyrard et Michel Vovelle (sous la direction de), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2002.
  11. Le texte de cette circulaire est publié dans Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 65, 1904, p. 281-289 (citation, p. 285).
  12. État sommaire des papiers de la période révolutionnaire…, op. cit., p. III.
  13. Nous nous fondons sur l’État des inventaires des archives départementales, communales et hospitalières au 1er janvier 1983, deux volumes, Paris, Archives nationales, 1984. Comme,pour un même département, plusieurs répertoires et inventaires ont pu paraître à des dates diverses, nous avons délibérément retenu la seule première date pour esquisser une chronologie d’ensemble : deux inventaires ou répertoires numériques à la date du premier centenaire, 8 dans la décennie 1890-1899, 10 en 1900-1909, 15 en 1910-1917, 20 entre 1920 et 1939, 26 entre 1940 et 1970. L’impression du répertoire peut être largement postérieure au classement lui-même.
  14. Jacques de Font-Réaulx, Archives départementales de la Drôme Répertoire numérique de la série L (Documents de la période révolutionnaire de 1790 à l’an VIII),Valence, 1936, introduction, p. IV.
  15. État sommaire des papiers…, op. cit., t. I, col. 694-695.